Le Cercle Modernist

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Wayne Shorter "Mr Gone"

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- Wayne Shorter au Gaumont Theatre à Londres en 1961 (Source : PP/GI®) -

 

Cette rubrique "Race Music / Jazz Au Clair" vous propose, depuis plusieurs années déjà, une(re) une découverte de la grande musique Jazz Afro-Américaine à travers différentes thématiques. Une musique Jazz qui est clairement un des fondements essentiel de l'authentique culture Modernist pronée et diffusée par le 75 M.N.S®.

Ce choix "d'immersion" à travers le portrait d'artistes, de compagnies de disques, ou des périodes musicales permettant de mieux comprendre l'importance et l'immense influence de la musique et de la culture Jazz Afro-Américaine sur l'ensemble de la société contemporaine.

L'influence de cette fantastique musique Jazz va effectivement largement dépasser la seule sphère musicale. La puissance du Jazz va influencer en profondeur toutes les strates sociétales, en accompagnant la plupart des mouvements précurseurs et progressistes.

 

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La passion obsessionnelle des premiers Mods, à la fin des années 1950, est justement un des reflets précurseurs de cet immense impact et influence de la musique Jazz. La "Coolest Attitude" des Mods, illustrée par ce subtil mélange d'élégance et de charisme, est justement issue de ces musiciens Afro-Américains jouant du Jazz avec passion et militantisme.

Le choix de se pencher sur la carrière de Wayne Shorter durant cet été 2023 n'est pas anodin. Wayne Shorter, surnommé "Mr Gone", nous a effectivement malheureusement quitté ce début d'année 2023Cet incomparable saxophoniste représente un immense personnage aux multiples facettes, qui va littéralement façonner le Jazz à sa mesure.

Comme nous allons le découvrir, Wayne Shorter va effectivement s'imposer comme un compositeur de grand génie. Membre essentiel des Jazz Messengers d’Art Blakey, puis du second quintet de Miles Davis, et enfin cofondateur de Weather Report, Wayne Shorter nous lègue un inimitable et indélébile héritage musical que nous mettrons justement en exergue lors de nos prochains événements festifs.

 

- Référence musicale 1  (en bas d'article) -

 

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- Photo du jeune Wayne Shorter, à droite, en compagnie de son frère Alan (Source : W.S) -

 

Wayne Shorter (1933-2023)

"Mister Gone"

 

Monsieur Wayne Shorter est né le 25 août 1933 dans le ville de Newark, une ville située dans l'état du Nord Est des Etats-Unis, le New JerseyNewark est une ville moyenne américaine, néanmoins c'est la ville la plus peuplée de l'État du New Jersey. Située dans le comté d'Essex, elle fait partie de la grande banlieue de New York City

Wayne Shorter va connaître une enfance heureuse et prolifique entouré par sa famille. Dés son plus jeune âge, il est encouragé par sa mère à la créativité et au jeu. En plus d'aimer les histoires et le monde fantastique, le jeune Wayne partage avec son frère Alan Shorter (un an plus âgé) une fascination pour le cinéma, notamment ses bandes-sonC'est d'abord par ce biais, que le jeune Wayne Shorter est attiré émotionnellement par la musique.

Cette passion naissante pour le 7éme Art et la musique, mais aussi pour les effets sonores, va être présente tout le long de l'existence de Wayne Shorter. Au départ, le jeune garçon va surtout apprendre la musique le dimanche à l'église Baptiste. C'est également en entendant les émissions de musiques à la  radio qu’écoutent ses parents, que le jeune Wayne se découvre une grande passion pour la musique.

 

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Le jeune Wayne Shorter est particulièrement attiré par le son des Big Bands, dont ceux des immenses Count Basie et Duke Ellington. Le jeune Wayne Shorter va d'abord débuter ses activités artistiques par les Arts visuels. Dans cette optique, il se met à peindre et dessiner. Il va même réaliser une bande dessinée, inspirée de ses nombreuses lectures de romans d'anticipation et de science-fiction. 

C'est donc naturellement qu'il est admis au collège artistique de Newark, où il obtient brillamment un diplôme. Plus précisément, c'est à l'âge de 12 ans que Wayne est lauréat de ce concours municipal. Il remporte cette admission grâce à une aquarelle, intitulée "The Football Game". Une victoire qui lui permet d'intégrer les cohortes de la Newark’s Arts High School, institution éducative déjà très renommée.

Pour la petite histoire, cette prestigieuse institution servira d’ascenseur social à de nombreux enfants des quartiers défavorisés de la ville, dont Sarah Vaughan, Connie FrancisLe Roi Jones, et Woody Shaw. Pourtant, même si Wayne Shorter est un brillant élève qui semble avoir trouvé sa voie en étant concentré durant études, la destinée du jeune homme va pourtant radicalement changer.

 

Référence musicale 2  (en bas d'article) -

 

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- Wayne Shorter en 1968 (Source : F.W) -

 

Mais, la découverte du Jazz Bebop' à la radio, et en concert; transforme ses objectifs et change radicalement la trajectoire du jeune homme. C'est durant les années 1940 qu'il redécouvre la musique Jazz à travers les morceaux de Charlie Parker,

MonkDizzy Gillespie, ou Max Roach.

Sa passion est alors dévorante, il manque même des cours pour assister à leurs concerts. Cette scène musicale Jazz en pleine explosion l’impressionne tellement qu’il décide de se joindre aux musiciens. C'est à cette époque qu'il se met à apprendre à jouer de la clarinette. De son côté, durant cette même période, son frère Allan Shorter se met lui aussi à jouer du saxophone alto.

C'est de cette manière que les deux frères vont passer leur temps à jouer de la musique, tout en cultivant une image d’excentriques. Effectivement, Wayne et Alan Shorter vont adopter le surnom de "Mr. Weird" et de "Doc. Strange". Les deux jeunes frères vont s'avérer être de véritables passionnés qui débutent avec un grand entrain leur apprentissage musical.

En effet, Wayne Shorter reste un véritable passionné de musique. C'est donc la découverte du Jazz Bebop' à la radio ; puis ses premieres expériences de concerts, qui déclenchent cet amour inconditionnel de la musique. C'est une véritable prise de conscience pour le jeune homme. Il transforme ainsi ses objectifs, en changeant radicalement sa trajectoire pour s'orienter vers sa nouvelle passion : la musique.

 

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C'est donc durant les années 1940, grâce en partie à son entourage familial, que Wayne Shorter découvre les grands maîtres de la musique Jazz. Une musique en pleine explosion durant ces années. Il écoute, avec grande attention, les fantastiques compositions des grands maîtres Charlie Parker, Monket Dizzy Gillepspie.

Sa passion est alors dévorante, il n'hésite pas à faire l'école buissonnière en manquant des cours pour assister à des concerts. Cette scène musicale Jazz en pleine explosion l’impressionne tellement qu’il décide de se joindre aux musiciens. C'est justement à cette époque qu'il se met à apprendre à jouer de la clarinette. Tout comme son frère Alan, qui apprend de son côté à jouer du saxophone alto.

Les deux frères Shorter, sous leur pseudonymes Mr. Weird et Doc Strangevont donc diriger une formation qui joue principalement de la musique de danse. C'est à ce moment que Wayne Shorter commence à composer en écrivant des Mambos, alors à la mode. Bientôt, Wayne Shorter va décider de changer d'instrument.

Multi-instrumentiste particulièrement doué, il choisit cette fois d'apprendre à jouer du saxophone ténor. Grâce a ses facultés exceptionnels d'adaptation et d'apprentissage, Wayne Shorter se fait  rapidement une réputation à Newark. Il reçoit rapidement le surnom de "Newark Flash", en raison de la rapidité et l'aisance de son jeu.

 

- Référence musicale 3  (en bas d'article) -

 

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 - Wayne Shorter, le 15 novembre 1959, au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris (Source : JP.L /GR) -

 

En 1951, la consécration arrive en jouant aux côtés du grand Sonny Stitt. En parallèle, Wayne Shorter s'inscrit à  des cours de musique à l’université. Le jeune homme y obtient en 1956 un diplôme en éducation musicale. Par la suite, après avoir effectué son service militaire pour l' U.S Army en 1958, Wayne Shorter commence à  jouer avec le groupe du grand pianiste Horace Silver.

Lors de ses collaborations avec Horace Silver, Wayne Shorter va rencontrer Joe Zawinul, un immigré d'origine autrichienne fraichement arrivé aux États-Unis.

Très vite ces deux musiciens deviennent amis et Zawinul recommande Wayne à Maynard Fergusoon. Ce dernier l’engage, pour quelques concerts, dans son

propre Big Band qui rencontre beaucoup de succès.

C'est grâce à cette visibilité que Wayne est repéré et débauché par Art Blakey. En novembre 1959, il signe son tout premier contrat pour enregistrer un disque dont il compose la quasi-totalité du répertoire. Cette première production comprends le morceau "Lester Left Town", une allégorie sur la démarche de Lester Young qui évoque le pas des pigeons.

 

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La nouvelle génération de musiciens de Jazz s’affranchie des vieux schémas en 32 mesures, et surtout; de leurs vieilles marches harmoniques unidirectionnelles. Très Rapidement, succédant à Benny Golson, Wayne Shorter se voit confier la direction musicale de la formation des Jazz Messengers. Wayne Shorter devient, ainsi,

l’un des principaux contributeurs au répertoire du groupe.

Wayne Shorter va jouer avec ses talentueux comparses (Lee Morgan, Freddie Hubbard, Curtis Fuller, puis Cedar Walton). Lorsque l’on publie dans les années 1970 "Roots and Herbs" (d'abord enregistré en 1961), c’est tout un album de compositions inédites portant la signature de Wayne Shorter que l’on découvre.

Miles Davis va alors s’intéresser à Wayne Shorter, après l’avoir clairement snobé.

La nouvelle rythmique du trompettiste, composée par Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams, est d'une très grande qualité. Wayne Shorter rejoint le "Second Quintette" de Miles Davis à l’automne 1964. Miles Davis tente de retrouver la veine de "Kind of Blue" obtenue avec le précieux concours des musiciens John Coltrane et Bill Evans.

 

Référence musicale 4  (en bas d'article) -

 

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 - Wayne Shorter circa 1961 (Source : WSO) -

 

Ce n'est pas un hasard si Wayne Shorter enregistre dans les studios de la compagnie New Yorkaise Blue Note Records. Effectivement, Blue Note Records représente déjà à cette époque la quintessence de la musique Jazz Afro-Américaine. Le label devient rapidement un véritable porte voix pour une nouvelle génération de Jazzmen engagée dans une démarche musicale radicale.

Même si Wayne Shorter ne signe son contrat avec Blue Note qu'en 1964, son inimitable façon de jouer va largement contribuer a façonner le fameux "son Blue Note". Une véritable marque de fabrique, qui est désormais gravée en lettres d'or majuscules par les différentes générations de Mods. De nombreux Clubs Mods à travers le monde redécouvrent justement la grande richesse de ce style musical, en remettant en avant sur les platines vinyles les meilleurs vinyles de Blue Note Jazz

Tout d'abord, l'histoire de la naissance du label Blue Note est indissociable de ses fondateurs, Alfred Lion (1909-1987) et Francis Wolff (1907-1971). Ces deux pionniers ont découvert avec passion la musique Jazz à Berlin la fin des années 1920Berlin est alors une véritable capitale culturelle européenne. Un véritable âge d’or pour les arts, les lettres, les spectacles et la mode.

Après les atrocités de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne entre dans une nouvelle ère de libertés avec la République de WeimarBerlin se relève et commence la reconquête de sa gloire. Artistes, écrivains et penseurs venus de l’ Europe entière vont contribuer à l’essor culturel de la ville. Devenue le berceau de plusieurs mouvements littéraires et artistiques, Berlin occupe une place de tout premier choix dans la vie culturelle mondiale.

 

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Les cabarets, les cafés d’intellectuels, les salles de cinéma et de spectacles se multiplient partout dans Berlin. Ce sont les Goldenen Zwanziger : les années 1920 en or. Berlin est notamment le nouveau creuset de la modernité musicale en Europe et connaît une vie nocturne trépidante rythmée dans ses cabarets par le Jazz. Beaucoup de musiciens américains, notamment noirs, jouent animent le vie nocturne.

Mais la situation va changer radicalement lorsque arrive au pouvoir les nazis en 1933. Joseph Goebbels, ministre de la Propagande et de l’Éducation du peuple, met en place la "Chambre de Musique du Reich"qui encadre l’ensemble des métiers de la musique, de la fabrication des instruments à la composition.

L'opposition entre le Jazz, musique Afro-Américaine, et la musique Allemande est totale. Effectivement, la musique est considérée comme l’art allemand (notamment avec Wagner) par excellence et sert la propagande nazie. Les valeurs de la société nationale-socialiste doivent être incarnées dans la musique : la germanité, le sentiment patriotique, l’obéissance, la discipline, la famille, la religion, les traditions populaires.

Dans cette optique, la musique Jazz Afro-Américaine, pendant de modernité, est rejetée en bloc. Musique typiquement américaine et même noire, le Jazz, et plus particulièrement à cette époque le Swing, était donc bien  évidemment dans le viseur de cette politique qui distinguait la musique pure. Pour les nazis, cette musique Jazz est l’incarnation de la musique nègre, le NSDAP parle de musique Niggerjazz).

 

Référence musicale 5 (en bas d'article) -

 

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 -  L’intérieur du restaurant et de la piste de danse du Valence, Berlin, années 1920  (Source : JCB ) -

 

Cette présence et influence de la musique Jazz Afro-Américaine c'était développée durant les années dite "folles". Ces années désignent une période (1920/1929) de grande intensité artistique et culturelle, avant l'émergence de la Grande Dépression de 1929 provoquée par un Krach boursier déclenché par un endettement massif et une bulle spéculative.

Durant ces années 1920, très nombreux Clubs vont faire vivre cette passion pour le Jazz dans la ville de Berlin, comme le très fameux café Valence (voir ci-dessus). A l'origine c’était un entrepôt ; mais en 1901, le bâtiment est rénové et repeint. Très vite, il est transformé en théâtre-café avec de magnifiques peintures murales.

Le café Valence va vite devenir le nouveau rendez-vous mondain de Berlin. Lorsque Charlie Chaplin visita Berlin en 1921, après la guerre, il l’appela "l’endroit le plus cher de Berlin et le point culminant de la vie nocturne". C'est le talent de l'orchestre de Jazz de José Melzak, décrit comme "le meilleur orchestre de danse de Berlin", qui va donner au café Valence ses lettres de noblesse.

Bien entendu tous ces lieux étaient hais et attaqués par les sbires des nazis. Très vite après l'accession au pouvoir du nouveau Chancelier Adolf Hitler le 30 janvier 1933, les importations des disques anglo-saxons sont interdites et la diffusion du Jazz sur les ondes proscrite. Le Jazz est très vite interdit sur les ondes radiophoniques par le régime national-socialiste dès l'année 1934.

 

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Le Jazz est donc dés le départ associé par les nazis à la figure du juif, tout comme à la culture cosmopolite haïe par l'idéologie nationale-socialiste. Le Jazz représente une culture Afro-Américaine considérée comme dégénérée par les nazis. Notons, que la situation est très similaire à celle que vont connaître les Zazous en France avec la répression des sbires du régime de Vichy (qui sévit de juillet 1940 au 9 août 1944).

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C’est ainsi qu’écouter, et danser sur du Jazz Swing, devint un véritable geste politique. Une posture adoptée par une jeunesse jusqu’ici frivole, non violente et apolitique, mais qui va décider de résolument s'engager dans le combat contre l'obscurantisme. Un combat dangereux, mais courageux et valeureux face à

une idéologie nauséabonde et ultra violente.

C'est tout d’abord dans le quartier St Pauli de Hambourg, puis à Berlin au milieu des années 30, que le mouvement Swing kids va éclore. C'est une jeunesse Allemande éloignée du carcan dirigiste des jeunesses hitlériennes, fans de Swing, de danse et de mode anglo-saxonne (prénoms américanisés, cheveux longs, pantalons larges, jupes courtes, maquillage, cigarettes…), justement équivalent allemand des Zazous français comme souligné auparavant.

Rappelons que les Zazous représentent une part primordiale du corpus culturel Modernist en France, comme l'illustre l'article "Zazou Jazz Avant Garde" au sein de cette rubrique "Jazz Au Clair". De la même manière, la répression de ce mouvement des Swing Kids, devenu également contestataire avec le déclenchement de la guerre, était permanente.

 

Référence musicale (en bas d'article) -

 

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 - Jeunes Allemands fans de Swing Jazz à Hambourg en  1940 (Source : BBG) -

 

La répression du régime Hitlérien est féroce : le 18 août 1941, 300 Swing kids furent arrêtés, au mieux placés sous surveillance ou envoyés dans des écoles (non sans avoir été tondus), les leaders étant envoyés en camp de concentration. Ces arrestations massives encouragèrent les rescapés à entrer en résistance, certains ayant même été soupçonnés d’appartenir au groupe de résistants la Rose blanche.

En janvier 1942Himmler ordonne que "ce mal soit complètement exterminé" exigeant la fermeture des derniers clubs, l’arrestation des derniers meneurs et l’envoi en camp des personnes raflées. Cette haine de la culture Afro-Américaine et de la culture Jazz va atteindre son plus haut degré de paroxysme en 1937 avec un déchainement de racisme!

Inspiré par l’exposition Entartete Kunst de 1937 à MunichAlfred Rosenberg, idéologue du parti nazi soutient l’organisation d’une exposition portant sur la musique dite dégénérée. Ainsi, la Reichsmusikkammer inaugure l’année suivante les Journées musicales du Reich à l’initiative de Goebbels (l'ignoble ministre de la propagande qui déclarait "quand j'entends parler de culture je sors mon Luger") et promouvant la musique dite pure.

 

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Face à cette montée inarrêtable de la violence et de l'antisémitisme des nazis, Alfred Lion et Francis Wolf vont donc devoir se réfugier aux Etats-Unis pour sauver leurs vies, quand Adolf Hitler accède au pouvoir en 1933Emigrés Juifs Allemands au pays du Jazz, ils s’adonnent pleinement à leur passion en participant activement à la richissime scène musicale Jazz de la Big Apple.

Grâce à un fort charisme et un sens des affaires particulièrement affuté, leur intégration au sein de ce milieu se passe à merveille. Il nouent de nombreux contacts avec les musiciens, les producteurs, et les nombreuses compagnies de disques en pleine expansion. C'est dans ce contexte qu' Alfred Lion et Francis Wolf fondent en 1939 Blue Note Records.

Dès le départ, le label Blue Note est consacré aux meilleurs musiciens qui se bousculent pour signer un contrat avec cette nouvelle compagnie particulièrement bienveillante pour ses artistes. Les tous premiers disques sortis par Blue Note sont des enregistrements de Boogie-Woogie et de Dixieland Jazz. Vers la fin des années 1940, le label opère un tournant en signant un artiste de Jazz, Thelonius Monk.

 

Référence musicale  (en bas d'article) -

 

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Wayne Shorter en 1963 (Source : RP©  ) -

 

La plupart des musiciens de talents renommés vont alors étoffer le catalogue de la compagnie, avec entre autres : Sidney Bechet, Ornette Coleman, Eric Dolphy, Miles Davis, Thelonious Monk, Art Blakey, John Coltrane, Bud Powell, Sonny Rollins, Clifford BrownLes géants du Jazz vont pratiquement tous enregistrer dans ces désormais mythiques studios de la compagnie Blue Note.

Grâce à une politique bienveillante mis en place par Blue Note Records, les musiciens vont bénéficier d'un espace de liberté, une atmosphère passionnée détachée des contraintes commerciales. Qui plus est, les producteurs payaient les répétitions directement aux musiciens. Une différence notable dans un milieu habitué aux malversations aux dépends des artistes.

Lors des premières années de naissance du label, l'ambiance et l'atmosphère régnant dans les bureaux, les studios, et les équipes de travail du label Blue Note étaient réellement amicales et cordiales. Par exemple, le propriétaire Francis Wolff se mêlait souvent aux musiciens pour tirer leur portrait, en les mettant en toute confiance.

Ces magnifiques photos prisent par Francis Wolf ornaient souvent les pochettes, reconnaissables entre toutes, que concevait le très doué graphiste Reid Miles. Ce dernier va largement participer à la création de la légende du label Blue Note. Un label qui a réussi l'exploit de mettre en exergue cet exceptionnel ensemble de personnalités.

 

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C'est en 1964, après trois albums pour la compagnie Vee-Jay Records, que Wayne Shorter signe un contrat avec le label Blue Note. Une signature qui va permettre à Wayne Shorter de multiplier des collaborations dans les studios d'enregistrement du label des propriétaires Alfred Lion et Francis Wolf.

Wayne Shorter est fasciné par la musique d’Art Blakey et témoigne "Il nous est arrivé de jouer en première partie de Miles. Nous ouvrions sur quelque chose d’explosif Après notre set, j’allais dans la salle et j’attendais l’entrée de Miles. Ils ouvraient sur All Blues, et ça n’était pas cette soudaine explosion destinée à pétrifier l’auditeur, mais ils commençaient par un trémolo de piano, comme du Ravel, quelque chose de pénétrant. Et entendant ça, je me disais qu’un jour, il faudrait que je joue dans cet orchestre"

De 1965 à 1968, Wayne Shorter est le principal compositeur du quintette. Il se raconte, de façon peut-être un peu exagérée, que seules ses compositions n’étaient retouchées par Miles, comme "Orbits", ou encore "Prince of Darkness". Il faut rajouter à cela sa signature en parallèle pour la légendaire compagnie Blue NoteLes capacités de soliste de Shorter vont littéralement exploser auprès de la formation du grand maestro Miles Davis.

De par la technicité instrumentale, harmonique et rythmique de leur musique, les musiciens de Miles Davis se distinguent des autres musiciens du Free Jazz d’alors. La liberté d’expression et la prise de risque que ces Jazzman précurseurs ont atteint pourraient être résumées par l’expression " Accroche toi au pinceau, je retire l’échelle".

 

Référence musicale 8  (en bas d'article) -

 

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 - Miles Davis et Wayne Shorter (à droite) en 1962 (Source : JOL) -

 

Les musiciens qui auront le privilège d'accompagner le maître sur scène, désigneront sa démarche musicale comme un jeu de "controlled freedom". Une démarche musicale qui aboutie à un niveau de contrôle ahurissant dans le jeu d’improvisation collective. Sur scène, plus encore qu’en studio, le résultat est époustouflant. Wayne Shorter se révèle un immense musicien qui nous emmène alors très très loin.

La particularité du jeu de Wayne Shorter saute aux yeux grâce à une technique de jeu parfaitement maitrisé. La puissance de jeu de Wayne Shorter est intimement liée à sa démarche intellectuel musicale novatrice indissociable de sa condition de musicien issus de la minorités Afro-Américaine encore largement victime de la séfération raciale durant les années 1960 aux Etats-Unis.

Dans un article intitulé "Jazz and the white critics", paru dans le magazine Downbeat, le grand écrivain et penseur Le Roi Jones va se pencher sur cette question de l’analyse critique du Jazz. C'est dans cette optique qu'il remet sérieusement en cause le point de vue des critiques (Blancs pour la plupart) et leur méthode d’analyse et d’appréciation de la musique Jazz issue de la culture Afro-Américaine.

 

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A travers cet article, comme son ouvrage légendaire "Le Peuple du Blues" (voir l'article dédié dans le "Cercle Modernist"), Le Roi Jones développe une réflexion sur l’identité de la musique Jazz depuis ses origines à travers les chants des esclaves, et son évolution vers le Blues. Il met ainsi en évidence le caractère essentiel de cette musique comme seul moyen d’expression et de survie de tout le peuple Noir.

En 1968, Miles Davis reprend les choses en main, en s'orientant vers le Funk et le Rock. Wayne Shorter participera à cette nouvelle aventure, en adoptant notamment le soprano (dont le superbe "Miles In the Sky"). Jusqu’au début 1970Wayne Shorter va sortir trois disques supplémentaires sous son nom pour Blue Note Records "Super Nova”, “Moto Grosso Feio” et “Odyssey of Iska”.

Durant cette période d'or pour la musique Jazz, ces musiciens de grand génie vont transformer la musique en développant un groove totalement irrésistible. Une grande partie des nouvelles sonorités musicales de la fin du XIXème siècle, dont la musique électronique, vont justement être mises au point ou développées au sein de cette scène de grands précurseurs et musiciens de Jazz Afro-Américain.

 

Référence musicale 9  (en bas d'article) -

 

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 - Art Blakey et Wayne Shorter en 1961 (Source : JM) -

 

Le style de jeu mis en forme par Wayne Shorter, qui s'illustre par un phrasé saccadé fait de suspensions et de déroutants changements de tempo, va pleinement s'épanouir au sein de la formation des Jazz Messengers de Miles Davis. Les deux musiciens vont mettre en exergue leur différence de style de jeu en fusionnant le Hard Bop Jazz et le jeu plus "rentre dedans" et libéré de Wayne Shorter.

En 1972, Wayne Shorter change de formation, en s’associant à son vieil ami Joe Zawinul et au jeune contrebassiste Miroslav Vitous. La démarche de cet ensemble est de brouiller les cartes entre improvisation et composition. C'est une démarche portée par le travail en groupe qui va produire de véritables bijoux, comme  "Weather Report" (ci-dessous), ou encore le magnifique morceaux "I Sing the Body Electric".

Par la suite, la formation va évoluer avec Joe Zawinul qui reprend la main en évinçant rapidement Mirolav Vitous. Le résultat de cette transformation produit une musique beaucoup plus écrite et composée avec une force d'improvisation collective

totalement sous contrôle. C'est encore une fois une démarche musicale

unique et vraiment novatrice de Wayne Shorter.

 

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Wayne Shorter en reste un important contributeur en termes d’écriture, mais Joe Zawinul est le seul grand ordonnateur dans cette formation. Face à cette attitude qu'il trouve rigide, Wayne Shorter tend à plus en plus se désinvestir. De ce fait, il commence de plus en plus volontiers à jouer avec son saxophone hors de sa formation.

Durant cette période, il accompagne notamment Milton Nascimento (l’album "Native Dancer"), puis Joni Michell ("Don Juan’s Reckless Daughter"). Sur la chanson éponyme de l’album "Aja" de Steely Dan, Wayne Shorter improvise une quasi-sonate réellement transcendante. En même temps, Joe Zawinul continue de travailler dans les studios, mais de moins en moins avec Wayne Shorter.

De ce désintérêt de Wayne Shorter, Joe Zawinul fera le fameux disque et succès justement intitulé "Mr. Gone" (voir ci-dessous). Un vinyle qu’il produit quasiment seul avec l'apport de Miles Davis, ressortant toutefois certains magnifiques et précurseurs travaux musicaux de Wayne Shorter.

 

Référence musicale 10 (en bas d'article) -

 

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- Lp CBS Records (82775) 1978 (Source : 75 M.N.S®) -

 

Après de nombreuses expérimentations et expériences musicales novatrices, le groupe Weather Report est dissous en 1984. Chacun des musiciens reprend sa liberté, en bénéficiant de la renommée acquise avec Weather Report. Juste après, Wayne Shorter enregistre trois albums vinyles : "Atlantis” (1985), "Phantom Navigator" et "Joy Ryder" (1987). Ces albums sont particulièrement marqués par une production orchestrale de tout premier ordre.

Le répertoire de compositions de ces productions de Wayne Shorter sont inouïes. Le musicien est lancé dans un questionnement inquiet et une remise en question constante. Dans cette optique, le thème "The Three Marias" sur le premier des trois albums est totalement fabuleux avec Jim Hall et l'immense musicien Michel Petrucciani qui apportent clairement une nouvelle respiration musicale et acoustique.

Plus tard, en 1995 plus exactement, avec sa composition "High Life", Wayne Shorter assouvit ses ambitions symphoniques à travers un très grand orchestre foisonnant associant bois et cordes aux cuivres et à la rythmique. Comme nous l'avons vu, il reste un grand passionné et nostalgique des grands Big Bands des grands maîtres du Jazz qu'il a tant admiré durant sa jeunesse.

 

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En 1995, il signe chez Verve Records pour son dernier duo avec Herbie Hancock. Amis depuis 1964 ils enregistrent "High Life" en 1997. Wayne Shorter va aussi largement participer aux différentes manifestations marquant la fin du Monde Bipolaire. Une confrontation historique que nous pensions heureusement désormais tenue à demeurer dans les livres d'histoire, avant la terrible agression de l'Ukraine

C'est dans ce monde Bipolaire de l'après Seconde Guerre Mondiale, mi-août 1988 plus exactement, que Wayne Shorter donne trois concerts à Moscou auprès de Miles Davis (avec cachet 100 000 dollars, cf/ numéro 453 du magazine Jazz Hot) et quatre mois plus tard début janvier 1990, la "hamburger way of life" gagne la Guerre froide en ouvrant un McDo à Moscou.

Malheureusement, Wayne Shorter est frappé par un drame personnel en 1996 . Ana Maria Shorter, son épouse, meurt le 17 juillet dans l’explosion du vol TWA 800 peu après le décollage de New York. Sa prestation en duo avec Herbie Hancock, enregistré l’année suivante, constituera un acte de deuil. Mais, après le choc

du décès, Wayne Shorter se remarie en 1999 .

 

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- Wayne Shorter en 1961 (Source : CDJ©) -

 

En faisant le choix d'une formule classique de quartet, Wayne Shorter part de la liberté formelle du quintette avec Miles Davis, pour aller plus en avant. Wayne Shorter est totalement affranchi des nécessités de l’instrument. Il pouvait abandonner soudain son jeu en plein concert, pour terminer sa phrase en la sifflant ou en la fredonnant. ou la laisser achever par l’un de ses comparses.

Avec ce style si personnel, ce phrasé un peu de travers, ces chorus jamais conventionnels, fait de suspensions, de déroutants changements de direction et de tempo, Wayne Shorter va pleinement s'épanouir. Une musique Jazz que prône le célèbre trompettiste, contrastant avec le Hard'Bop d'un Art Blakey développant une posture agressive et plus "rentre dedans".

Avant sa disparition en 2023, Wayne Shorter va continuer de jouer durant les années 2000 au sein du groupe "Footprints". Une formation dont il est le leader, avec ses amis Danilo Perez, John Patituci et Brian Blade. Le groupe de Footprints va enflammer les scènes de nombreux festivals, dont un passage remarqué lors du mythique Festival de Jazz à Montreux.

 

- Référence musicale 12 (en bas d'article) -

 

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 - Wayne Shorter en 2012 (Source : JL) -

 

Lors de sa très longue carrière d'artiste, Wayne Shorter va accompagner les différents styles qui vont marquer l'histoire du Jazz Afro-AméricainWayne Shorter est incontestablement l'un des plus grands saxophonistes de Jazz américains depuis les années 1960.

Comme le précise si bien monsieur Franck Bergerot, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages sur le Jazz et, entre autres, Miles Davis  :

"Même si ça n'est pas un chef de file, comme John Coltrane ou Charlie Parker, qui tout d'un coup ont montré la voie, il a apporté beaucoup à l'histoire du Jazz"

Wayne Shorter va conserver sa passion dans l’art musical du Jazz tout au long de sa vie. Il va ainsi perpétuer l’ethos des précurseurs et défricheurs musicaux des premiers temps. Pendant plus d’un demi-siècle, Wayne Shorter va incarner une authentique forme d’héroïsme dans la musique Jazz Afro-Américaine.



Alexandre Saillide-Ulysse

75 M.N.S®

Sources :

 

- Jean Jamin et Patrick Williams "Une anthropologie du Jazz",

éditions CNRS, Paris, 2010

 

Laurent Cugny "Analyser le Jazz",

éditions Outre-Mesure, Paris, 2009

 

Stéphane Carini "Les Singularités flottantes de Wayne Shorter",

éditions Rouge Profond, Paris, 2004

 

Noël Balen "L'odyssée du Jazz",

 éditions Liana Levi, Paris, 2003

 

Richard Cook "Blue Note Records : The Biography",

éditions Pilmico, Londres, 2003

 

- Franck Bergerot "Miles Davis, Introduction à l'écoute du Jazz",

éditions Le Seuil, Paris, 1996

 

Michael Kater " Jazz in the Culture of Nazi Germany",

éditions Oxford University Press, New York, 1992

 

- Divers magazines ("Soul Bag", "Jazz Magazine", "Jazz Hot Club", "Les Cahiers du Jazz").

 

 

Références musicales :

 

- Sélection 1 : Wayne Shorter " Harry's Last Stand"

Vee Jay Records (363) - 1960

 

- Sélection 2Lee Morgan, Wayne Shorter, Bobby Timmons

"Minor Train" Roulette Records (Sweden / REP 1038) - 1961

 

- Sélection 3Wayne Shorter "Dead End"

 Vee Jay Records (LP "Wayning Moments" / P3029) - 1962

 

Sélection 4 : Wayne Shorter "Powder Keg"

 Vee Jay Records (LP "Wayning Moments" / P3029) - 1962

 

Sélection 5 : Wayne Shorter "Black Orpheus"

 Vee Jay Records (LP "Wayning Moments" / P3029) - 1962

 

Sélection 6 : Count Basie And His Orchestra "Right On"

 Clef Records (89120X45) - 1954

 

Sélection 7 : Wayne Shorter "Juju"

 Blue Note Records (BST84182) - 1965

 

Sélection 8 : Wayne Shorter "Wayning Moments"

 Vee Jay Records (LP "Wayning Moments" / P3029) - 1962

 

Sélection 9 : Art Blakey & The Jazz Messengers

"Lefter's Left Down" (Wayne Shorter composition)

 Blue Note Records (1789) - 1961

 

Sélection 10 : Weather Report "Mr Gone "

Arc Records (JC 35358) - 1978

 

Sélection 11 : Wayne Shorter "The All Seeing Eye"

 Blue Note Records (BLP4219) - 1966

 

Sélection 12 : The Wayne Shorter Quartet & Orpheus Chambers Orchestra "Promotheus Unbound"

Blue Note Records (BLN30345) - 2016       



26/07/2023
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