Madras Mod Cultus
- Encart publicitaire au Japon en 1967 (Source : DM ) -
Ce nouvel article, de votre rubrique "GeT'in Smart" du "Cercle Modernist" est entièrement consacré à un tissu renommé d'exception, véritable symbole de l'élégance vestimentaire : le madras. Une étoffe aux qualités exceptionnelles, que nous allons essayer de vous faire sentir, admirer et toucher, pour l'apprécier pleinement à sa juste valeur.
♠
Tissu de prédilection des Mods, le madras est issu d'une longue tradition initiée en Inde dans les colonies Britanniques, avant de devenir le tissu emblématique des Antilles. Le madras a conquis l'élite américaine dès les années 50, en s'imposant comme un élément incontournable de l'élégance vestimentaire admirablement adapté aux chaudes journées de cet été 2025.
- Référence musicale 1 (en bas d'article) -
- Carte géographique des Indes Britanniques (Source : BNM) -
Madras Mod Cultus
Tissé de manière assez lâche, arborant de superbes couleurs vives, le tissu en madras représente l'élégance de la belle saison estivale dans toute sa quintessence. Multicolore, il se distingue clairement des autres tissus. Tissé à la main, le madras est le plus souvent entièrement teinté. Le choix des modèles sont infinies : uni, à tartan, avec des rayures aléatoires, ou même avec des dessins.
•
Le madras est originaire d’Inde, plus exactement de la ville du même nom, Madras, qui s’appelle aujourd’hui Chennai. La ville de Madras est précisément située au sud-est de l'Inde, sur les bords de la baie du Bengale. Cette ville est connue séculairement. depuis plus de 3000 av. J.-C, pour la grande qualité de son coton et pour le savoir faire ancestral de ses artisans cotonniers.
•
Ultérieurement, plus exactement au 12ème siècle, le coton originaire de la ville de Madras s'exporte déjà à travers de nombreux océans. Le tissu est envoyé en bateaux vers les pays d'Afrique, ou même du Moyen-Orient. Notez qu'à cette époque, le madras était connu sous le nom de "gada". Le gada est un modèle de tissu long, principalement utilisé pour faire des coiffes et des robes traditionnelles.
Sous cette forme dite en gada, le tissu était de couleur neutre : il n’était pas recouvert de motifs à rayures, ni de motifs à carreaux. Durant plusieurs centaines d'années, tout en étant un tissus de qualité, le gada est utilisé comme un simple tissu, sans aucune représentation ni couleurs. Sous cette simple forme, il était particulièrement apprécié et utilisé quotidiennement par les autochtones.
•
Ce n'est qu'à partir du XVIIème siècle, que le tissu madras va commencer a être imprimé de motifs floraux et religieux divers. Durant cette période, il est travaillé par le biais de techniques de tampons pour imprimer les motifs choisis. Ces nouveaux modèles de tissus rencontrent un vif succès en grande partie grâce à ses couleurs vives.
•
Même si ce sont d'abord les habitants de la région de la ville Madras qui rendent célèbre ce tissus en portant de magnifiques costumes traditionnels confectionnés en madras. L'origine et le développement du madras est indissociable de l'histoire des compagnies de commerce européennes qui établissent des comptoirs sur les côtes de l’Inde au XVIIème siècle
- Référence musicale 2 (en bas d'article) -
- Gravure, (P.Baldaeus) du comptoir de l’East India Company en 1676 (Source : BNG) -
Cette histoire du tissus madras en Inde commence au XVIIème siècle, plus exactement en 1640. C'est l'une des plus grandes compagnies de commerce anglaise, la British East India Company, qui va initier cette aventure. Plus connue sous de nom de la Compagnie des Indes Orientales (fondée en 1600 et dissoute en 1874), elle va régner sur de vastes régions du sous-continent indien en exerçant une puissance militaire, tout en assumant des fonctions administratives.
•
C'est le premier directeur de la compagnie, monsieur Francis Day, qui obtint auprès des autorités locales l’autorisation d’établir une colonie britannique à Madraspatnam, petit village de pêcheurs situé sur la côte. La position géographique du village, mais également l'existence et la richesse de l’artisanat local, attirèrent l’attention des colons Anglais et plus particulièrement celle des prospecteurs.
•
Très rapidement, les colons britanniques, vont inciter les artisans teinturiers et les tisserands à s’installer à Madras dans la région du fort St Georges, en contrepartie d’une exemption d’impôts. L'objectif recherché est de faire produire des quantités importantes de tissus pour le commerce. Ce fut une complète réussite, avec la création du plus grand centre de textile de l’Inde coloniale.
C'est durant cette première période que les teinturiers et tisserands de cette magnifique région de l’Inde du sud vont se spécialiser dans la fabrication de petits carrés de toile en fibres d’abaca unis, quadrillés, ou aux couleurs douces. La fibre d’abaca est issue d’une plante de la famille des bananiers. Elle se caractérise par un lustre qui réfléchit la lumière, ce qui lui valut le joli surnom de "soie de banane".
•
Cette "soie de banane" va donc être remplacée par le coton indien, une plante indigène plus facile à travailler et surtout plus économique. Il est d'abord utilisé sous la forme du rumal. Le rumal est un carré d'étoffe qui sert a envelopper les offrandes faites aux divinités et vénérées dans les temples sacrés.
•
Le terme "rumal", va être d'abord traduit dans la langue de Shakespeare par "handkerchief", puis tout simplement par le terme "mouchoir", lui même issu de langue française. C'est une traduction qui peut apparaître étonnante, au regard de son utilisation. Pourtant à l'origine, comme souvent, ce tissu était plus d'ordre cérémonielle que d'ordre utilitaire dans sa fonction première.
- Référence musicale 3 (en bas d'article) -
- Encart publicitaire JPress 1950 (Source : JP) -
C'est à partir du XVIIème siècle, que le terme madras commence a désigner les toiles de coton teintes, unies ou à carreaux. Cette simple explication cache en fait une situation plus complexe. Effectivement il existait d'autres types de tissages en madras. Toutefois, ne répondant pas aux attentes des consommateurs, ces modèles vont être délaissés et oubliés au profit des modèles précités.
•
Le tissus madras va séduire le grand public grâce à ses caractéristiques, celle d'un tissu en cotonnade légère et souple. Des qualités essentielles et particulièrement appréciées dans les régions au climat humide et chaud. Qu’il se nomme madras de carreaux, écossais, check, Guinea check, George check, plaid ou encore tartan, il vont tous devenir un élément essentiel pour l'élégance estivale.
•
A l'origine le quadrillage coloré fut inspiré par les tartans des troupes de soldats originaires d'Ecosse durant l’époque coloniale. Pour la petite histoire, c'est la matière première (de la laine pour l’écossais et du coton pour l’indien) qui fait la différence entre ces deux types de tartans. De plus, il y à une "armure sergé" pour le tartan écossais, alors que le madras venant d'Inde est fait en toile.
•
Notez que le madras venant d'Inde a la grande caractéristique d'être plus fin et fragile. De ce fait, les couleurs s’estompent lors de sa confection, ainsi qu'à l’usage. Les spécialistes précisent que ce coton indien donne des fibres beaucoup plus courtes et plus difficiles à nettoyer parfaitement. Cela explique en grande partie pourquoi le coton originaire d'Inde est très difficile à peigner.
En conséquence, les fils utilisés pour le tissage des madras sont irréguliers et la surface est ponctuée d’imperfections, de nœuds, de boutons. Cela explique, parfois, la présence de brindilles, d’impuretés ou de poussières. En bref, méfiez-vous d’un tissus en madras trop net, propre et serré, surtout si vous faites l’acquisition d’un madras de confection réellement artisanale.
•
Le rôle de la qualité du fil dans la fabrication des madras est donc primordial. C'est pour cette raison qu'au XVIIIe siècle les colons Anglais importèrent des balles de coton indien brut pour le filer dans leurs propres manufacture. Ce n'est que par la suite, que le tissus va être renvoyé en Inde pour passer à l'étape de teinture et de tissage directement sur place. Il y avait durant cette période deux types de tissus madras avec des étoffes biens distinctes.
•
Tout d'abord le madras dit original, puis le mouchoir madras tissé avec les fils retors, reconnaissable à sa texture plus souple, aux coloris plus éteints, et moins cher car la demande était plus faible. Les amateurs des premiers madras mirent au point la technique dite du "calandage", mélange de la gomme arabique et du jaune de chrome pour raviver les couleurs trop pâles de ces mouchoirs.
•
La teinture est mise en place sur des fils avant le tissage, en y ajoutant des colorants naturels d’origine végétale. Traditionnellement, les fils de chaine sont teints et les fils de trame sont blancs, ou inversement. Les couleurs principalement utilisées sont le rouge, en combinant le jaune (curcuma) et le bleu (indigo). Avec ce savant mélange on obtient finalement du vert. Pour la petite histoire, impossible d'évoquer la teinture, sans mentionner un savoureux cas d’école.
- Référence musicale 4 (en bas d'article) -
- Cornell Daily Sun en 1965 (Source : 75 M.N.S®) -
Ce fameux cas d'école est celui de l’américain W. Jacobson. homme d'affaires spécialisé dans l’import export de tissus. C'est dans le cadre de ses activités qu'il se rendit à Bombay en Inde en 1958 pour acheter du madras. L'habilité et le charisme de monsieur W. Jacobson, vont lui permettre de saisir une opportunité commerciale prometteuse avec des partenaires locaux à Bombay.
•
Monsieur W. Jacobson va signer un contrat prometteur avec une grande entreprise de textile locale. Cette signature va lui permettre d'acheter un lot de 10,000 yards de madras à 1 dollar le yard. Le prix est avantageux car ce lot de tissus aux couleurs vives est de piètre qualité. En fait, ce lot était destiné pour les marchés des pays en Afrique, mais il est resté invendu.
•
Homme d'affaires avisé, W. Jacobson a bien conscience que ce lot de tissus madras est de basse qualité et qu'il demanderait de ce fait des précautions de lavage et d'entretien couteuses. La première erreur à ne pas commettre est de laver le tissus dans une eau trop chaude. Une eau trop chaude entrainerait, immédiatement, un dégorgement de couleurs très néfastes pour la qualité du tissus.
•
Malgré cette connaissance des défauts de ce lot de tissus, W. Jacobson ne va pas hésiter à le mettre directement en vente sur le marché. C'est de cette manière que la très réputée maison Brook & Broothers, créée en 1818 par monsieur Sam Brooks, va racheter ce lot. Pour la petite histoire, W. Jacobson omit de transmettre les indications spécifiques de lavage, permettant de palier à ce problème de qualité.
Tout en proposant dans sa prestigieuse boutique des coupons de tissus de ce lot de tissus de madras racheté à monsieur W. Jacobson, la société américaine Brooks Brothers va également vendre à ses nombreux et fortunés clients ces nouveaux modèles dans son très demandé catalogue de vente par correspondance (voir ci-dessous).
•
Brooks Brothers va lancer la fabrication de modèles de chemises de sports "Button Down Shirt" avec ce lot de tissus madras. Dès leurs sorties, ces nouvelles chemises séduisent la clientèle. Mais, après quelques semaines de nombreuses réclamations de clients mécontents s'accumulent. Effectivement, les clients signalent que les belles couleurs des chemises se dissolves dans l’eau de rinçage.
•
Pour palier à ce problème, et répondre aux réclamations des clients, la société Brooks Brothers fit appel au fameux publicitaire David Ogilvy. Ce dernier solutionna le problème en retournant la situation au profit de monsieur Jacobson. David Ogilvy va inventer le slogan commercial "Guarenteed To Bleed" en transformant brillamment un problème en un argument de vente.
•
Il est impossible de parler du madras sans aborder l'étape cruciale du tissage. Dans cette étape primordiale, les fils doivent être bien tendus, puis ils sont enduits d’amidon de riz pour leur donner une rigidité et faciliter le tissage. Le tissage débute avec des fils de trame encore humides. De ce fait, le rétrécissement du tissus lors de cette étape est inévitable à la fin du tissage.
- Référence musicale 5 (en bas d'article) -
- Catalogue par correspondance de la maison Brooks Brothers en 1955 (Source : BB) -
C'est à ce moment précis du processus que les fils sont libérés et reprennent, sous l’action combinée de la chaleur et de l’humidité, leur dimension originelle. De ce fait, le métrage unitaire d’une pièce de madras dépasse rarement la longueur de 20 mètres. Le véritable madras est indissociable de ces techniques garantissant une véritable authenticité.
•
Cette unité de mesure de 20 mètres semble avoir été calculée sur la base de fabrications des fils de chaîne tendus entre deux arbres distants. Plus simplement dit, la largeur correspond aux dimensions traditionnelles du métier à tisser. Le prix du tissu est donc fixé précisément pour chaque carré. Au final, le prix est alors encore multiplié par le nombre de carrés demandés.
•
Techniquement, chaque carré est séparé par un espace vierge, de manière à faciliter le découpage selon la demande du client. Par exemple, un carré pour un foulard de tête quatre, ou cinq ou plus encore pour confectionner une robe. Ce pré découpage est un stratagème ingénieux qui permit aux anglais d’importer du madras en ballots et non sous la forme de mouchoirs pour minimiser les droits de douanes à leur arrivée à Londres avant de les exporter sur le Vieux Continent.
Pour la petite histoire, la combinaison des produits utilisés par les artisans lors de la fabrication renvoie une odeur nauséabonde d’huile de sésame issue de la dissolution partielle de l’amidon de riz et du dernier rinçage dans l’eau croupie des marécages. Ce problème d'odeur désagréable et de rinçage est le plus problématique à régler, encore de nos jours.
•
La recherche de nouvelles techniques pour palier à ces différents problèmes de confection, expliquent en grande partie la classification très précise imposée aux différents modèles de tissus madras. En effet, chaque modèle de tissus madras va être classifié et défini précisément par des particularités biens reconnaissables.
•
Comme par exemple avec le fameux modèle Real Madras Hand Kerchief, plus connu sous le nom de tissu RMHK "véritable mouchoir de Madras". Cette superbe étoffe répond à des critères de très haute qualité issus d'une longue tradition de confection artisanale. L'appellation RMHK est d'ailleurs toujours utilisée en 2025 pour désigner ce modèle de tissus en madras (artisanal ou industriel) provenant d'Inde.
- Référence musicale 6 (en bas d'article) -
- Cornell Daily Sun en 1965 (Source : 75 M.N.S®) -
C'est l'ajout de certification du label de l'US Federal Trade Commission (USFTC) qui donne une précision supplémentaire sur la qualité du tissus. Le label USFTC est effectivement un label plus restrictif. Pour cette appellation, le "tissu en madras" ne peut être utilisé que s’il est fabriqué artisanalement dans la région de Madras par les artisans spécialisés originaires de l’Inde du Sud.
•
Cette certification de l'origine de la provenance du tissus madras va séduire le public occidental, et plus particulièrement aux Etats-Unis d'Amérique. Les citoyens américains sont effectivement particulièrement friands de madras. Il est initialement introduit aux Etats-Unis durant le XVIIIe siècle, par monsieur Elihu Yale, le second gouverneur de la colonie de Madras.
•
L'arrivée de ce fabuleux tissus dans le Nouveau Monde est en fait le résultat d'un heureux hasard. Plus exactement, en recherche de financement pour agrandir ses locaux en 1718, le Collegiate School of Connecticut va recevoir en don de Sir Yale une caisse de tissus en provenance de Madras en Inde.
•
Ce lot de tissus flamboyants en provenance de Madras séduit tout de suite les colons anglais friands de belle tenues. La caisse de tissus est donc rapidement vendue et rapporte une confortable somme. En remerciement, le Collegiate School of Connecticut fut rebaptisée Yale College, qui deviendra la fameuse Yale University véritable fer de lance de l'Ivy League.
L'Ivy League représente les 8 grandes universités des Etats-Unis d'Amérique : Harvard, Yale, Princeton, Columbia, Brown, Cornell, Darmouth et l'University of Pennsylvania. Toutes ces universités ont été créées entre le XVIIe et le XIXe siècle, la plus ancienne, Harvard date de 1636. Depuis maintenant bientôt trois siècles, ces universités ont partagé une vision de l'excellence et de la performance "Made in America" en imposant des critères de sélection très stricts.
•
C'est durant le milieu des années 1950 et le début des années 1960, que ce style vestimentaire de l'Ivy League Style, aussi connue comme "tendance Preppy", va donner ses heures de gloire au tissus madras. Ce style vestimentaire va influencer toute une génération, comme l'illustre justement brillamment l'ouvrage "Take Ivy" publié en 1965 au Japon par les éditions Fujingahosha, plus connus aujourd’hui sous le nom de Hachette Fujuingaho.
•
Pour la petite histoire, le titre du livre a été inspiré par le morceau de Dave Brubeck "Take Five" sorti le 21 septembre 1959 par Columbia Records, avec en face B le morceau "Blue Rondo A La Turk". Fantastique chef d'oeuvre musical, le morceau Take Five est devenu un véritable hymne pour toute une génération de Mods durant les grands rassemblements (National Mod Rallies) de la scène post Mod Revival. De nos jours, "Take Five" est un classique incontournable, désormais inscrit au Panthéon du Mod Jazz.
•
Le livre "Take Ivy", publié en 1965, est écrit par quatre véritables passionnés de style vestimentaire, nombreux au pays du Soleil Levant. Le livre présente collection de superbes photographies prises sur le vif sur les campus des universités d’élite de l’Ivy League américaine entre 1959 et 1965. Etymologiquement le titre de cet ouvrage trouve sa source dans un heureux mariage entre deux expressions spécifiques.
- Référence musicale 7 (en bas d'article) -
- Couverture du livre "Take Ivy" en 1965 (Source : 75 M.N.S®) -
Tout d'abord le mot "ivy" (lierre en anglais) vient du terme Ivy League qui désigne des plantes grimpantes s’accaparant les façades des universités les plus illustres, comme sur les murs des anciens bâtiments de l'université de Yale. En ce qui concerne le mot "take", il est directement inspiré par le mythique morceau "Take Five" écrit par le génial Paul Desmond et joué par le Dave Brubeck Quartet en 1959.
•
Ce livre indispensable va être réédité en août 2010 dans la langue de Shakespeare par la maison d'édition Powerhouse Books. Grâce à cette réédition, la qualité et la profondeur de l'ouvrage va largement participer à la rediffusion de cette culture de l'élégance vestimentaire inspirée par l'Ivy League.
•
Les auteurs de ce livre incontournable sont le photographe Teruyoshi Hayashida, accompagné par trois rédacteurs de grande qualité : Shosuke Ishizu, Toshiyuki Kurosu, et Hajime Hasegawa. Ces quatre précurseurs du pays du Soleil Levant vont donc visiter les huit prestigieuses universités constituant l'Ivy League au début. Vous trouverez justement ci-dessus les huit armoiries de ces universités présentés sur la couverture du livre "Take Ivy".
•
Dans une démarche presque ethnologique et sociologique, ces précurseurs nippons cherchaient à mieux connaître les styles vestimentaires adoptés par les étudiants aux Etats-Unis dans les fameux campus universitaires. Ces superbes photos en couleurs prises sur le vif dans les campus universitaires sont devenues légendaires. Ce style vestimentaire (dont les polos, gilets et pulls universitaires) va devenir le symbole de ce que l'on appelle désormais le "Revival Preppy".
Omniprésentes dans l'ouvrage, les chemises en madras vont donner naissance a plus de 150 000 nouvelles combinaisons de carreaux (!) durant les années 1950/1960. Effectivement, après les modèles du précurseur Brooks Brothers, toutes les grandes marques de vêtements, et plus particulièrement les chemisiers, vont proposer un choix pléthorique de ces modèles de chemises à carreaux en madras.
•
Il faut souligner que les liens entre la culture dite de l'Ivy League américaine et la culture des Mods est antérieure à la parution du livre "Take Ivy". En fait, ces liens vont se forger dés la fin des années 1950 par le biais du style vestimentaire. Comme précisé auparavant, ce lien va être largement renforcé par la passion des Mods pour le Jazz Afro-Américain.
•
Une musique Jazz qui explose littéralement aux Etats-Unis durant le milieu des années 1950 avec les fabuleuses productions des mythiques labels Blue Note, ou Prestige Records. Les styles Jazz Swing et Coolest Jazz irriguent l'ensemble de la société de cette musique aux racines Afro Américaine, alors que de nombreux états du Deep South sont encore ségrégationniste.
•
Le livre "Take Ivy" est très axé sur la culture vestimentaire, il faut néanmoins souligner qu'il s'intéresse plus particulièrement à la période estivale. De ce fait, il propose une vision vestimentaire incomplète au regard de la saisonnalité vestimentaire. En effet, les étudiants portent surtout des tenues estivales, comme justement les superbes chemises Back Button à manches courtes en madras.
- Référence musicale 8 (en bas d'article) -
- photo de T. Hayashida issue du livre "Take Ivy" 1965 (Source : 75 M.N.S®) -
Comme je l'ai souligné auparavant, des photos prisent en plein hiver auraient effectivement permis de mettre en exergue des tenues moins estivales, plus variées et riches en tissus flamboyants comme le Tweed ou des lainages. En particulier on ne retrouve pas dans l'ouvrage des photos de costumes, pantalons, ou les différents modèles de vestes en flanelle, très en vogue à cette époque.
•
De la même manière, l'ouvrage ne permet pas de voir les superbes et confortables modèles de vestes en lin, en seersucker, ou en boat stripes. Des vestes et costumes coupés dans des tissus parfaitement adaptés aux fortes chaleurs estivales. De la même façon, sont également absents les différentes coupes de vestes, ou de manteaux, en vogue, ainsi que les petits détails essentiels (boutons recouverts, types de cols de veste, types de rabats, ou poches multiples sur la veste ..).
•
Malheureusement, les magnifiques complets en tissus Mohair Tonik, sont également absents du livre, pourtant à la fin des années 1950, ce tissus était particulièrement en vogue le soir. En effet, le merveilleux tissus Tonik rencontre un grand succès dès sa création en 1957, comme je le rappel dans l'article "Maison Dormeuil Tradition et élégance Française" de la rubrique "GeT'in Smart" du Cercle Modernist.
Pour la petite histoire, le tissus madras possède également une part sombre. Effectivement, le commerce du madras est lié à la traite négrière, initiée au XVIe siècle par les colons portugais et espagnols, puis développée par les hollandais, les anglais et les français. Les navires des grandes compagnies occidentales dont nous avons parlé quittaient les ports indiens remplis de riches marchandises.
•
Sur le retour en Europe, les escales le long des côtes de l’Afrique de l’ouest permettaient d‘échanger avec les chefs de tribus des produits comme les carrés de madras contre des captifs razziés dans les royaumes voisins. C'est de cette manière que dès le XVI siècle, les portugais introduisirent le madras chez les Kalabari, une ethnie établie dans les îles du delta du Niger.
•
Fascinée par ce tissu hautement coloré, la population locale en fit un élément indissociable de leur culture vestimentaire en l'intégrant dans leurs apparats cérémoniaux. Les Kalabari vont même s’approprier le tissu madras en le rebaptisant du nom indigène inji signifiant "fabriqué aux indes".
- Référence musicale 9 (en bas d'article) -
- Cornell Daily Sun en 1965 (Source : 75 M.N.S®) -
Comme je l'ai souligné auparavant le tissus en madras est appelé "mouchoirs à carreaux" au XVIIe siècle en Inde. Ces mouchoirs à carreaux sont surtout appréciés par les classes populaires qui les utilisent comme simple tissus de ménage. A contrario, ce type de "mouchoir à carreaux" est méprisé par les castes supérieures. Plus tard, ce "mouchoir à carreaux" sera considéré comme un produit de luxe pour les pays importateurs comme l'Angleterre.
•
Cette distinction sociale nous rappelle que l'Inde est un pays organisé en castes. Le système des castes de l'Inde est fascinant, il représente l'une des plus anciennes formes de stratification sociale au monde. De nos jours, ce système des castes divise encore l'ensemble de la société contemporaine en Inde.
•
L'Hindustan, (Inde) est désormais la 5e puissance économique du monde et le pays le plus peuplé du monde, dépassant ainsi la Chine, avec prés de 1 milliard 460 000 habitants habitants en 2025. La division de la population Hindou repose donc sur les castes et les groupes hiérarchiques basés sur le karma (travail) et le dharma (religion en langue hindi, bien qu'il signifie ici devoir).
Les origines de ce système de stratification sociale sont inscrites dans le Manusmriti, livre sacré qui régit le droit hindou. Ce livre distingue précisément les quatre principales castes existant en Inde. Néanmoins, comme nous le verrons, il ne faut pas oublier d'y rajouter une cinquième caste.
•
Cette division de la société est indissociable du varna, c’est-à-dire les quatre piliers qui constituent les différentes catégories de population. Les brahmanes constituent le premier pilier de cette hiérarchie des castes indiennes. Les brahmanes sont des prêtres de naissance noble. En second, viennent les kshatriyas c'est à dire les rois, les nobles ainsi que les guerriers.
•
Le troisième pilier est celui des vaishyas, c'est à dire les commerçants. Puis, le quatrième pilier est celui des sudras qui composent le reste de la population, c'est à dire les travailleurs manuels, tels que dans la construction, l'agriculture ou la poterie. Les sudras étaient également soumis à des restrictions religieuses et sociales, comme par exemple l'interdiction d'accéder aux temples et aux textes sacrés.
•
Comme souligné auparavant, il existe également une cinquième caste en Inde : celle des intouchables. Les intouchables sont exclus du varna, les quatre autres grandes catégories de la société hindoue. Ils exercent généralement un métier considéré comme dégradant en contact avec le sang. Un boucher ou une sage-femme, par exemple, appartient systématiquement à cette catégorie "hors-caste" des intouchables.
- Référence musicale 10 (en bas d'article) -
- Etiquette marque Gant (Source :WCA ) -
Plus tard, au XIXe siècle en Europe, la fabrication en quantité importante de mouchoirs va démocratiser le madras et séduire tous les types de publics. L'attirance des citadins fortunés pour ce produit d’importation était forte, tout comme pour le luxueux cachemire. C'est en 1848 que va réellement démarrer l'histoire du madras aux Antilles, peu après l’abolition de l’esclavage par le décret du 27 avril 1848.
•
Mais, le madras arrive avant aux Antilles. Dès le XVIIe siècle il est transporté par les navires marchands qui sillonnaient les mers, remplis de marchandises exotiques et battant pavillon français, britanniques, hollandais ou portugais. Ce sont les travailleurs indiens tamouls qui vont pallier à la pénurie de main d’œuvre pour l'industrie textile, ainsi que pour les plantations de canne à sucre.
•
Au XVIIIe siècle le madras est déjà devenu célèbre : une chanson intitulée "Adieu foulard, adieu madras" raconte que Napoléon Bonaparte (1769/1821) avait pris l’habitude de se couvrir la tête d’un tissu en madras afin de se protéger de l’humidité et de la chaleur à Sainte-Hélène. Une récente vente aux enchères c'est envolé pour un de ces mouchoirs de madras de Napoléon Bonaparte.
En 1897, les premières chemises en carreaux en tissus madras sont vendues aux Etats-Unis . Ces chemises rencontrent, dès leur sortie, un important succès auprès du public urbain. Ce sont les grands magasins Sears, créés en 1886, qui vont être les premiers à commercialiser ces nouvelles chemises. Les chemises ont un grand succès et la boutique va largement profiter de cette nouvelle manne financière.
•
A partir de la fin du XIXe siècle, les modèles de chemises en madras vont s'imposer petit à petit comme un élément essentiel de l'élégance vestimentaire estivale. C’est un peu plus tard, à partir des années 1930, que le madras va réellement connaître sa période d'or en révélant toutes ses grandes qualités de tissu d'exception.
•
Ce sont justement ces caractéristiques qui vont séduire les Anglais des anciennes colonies. L'élégance et la légèreté du tissus sont effectivement particulièrement adaptés aux températures des contrées tropicales, comme aux Caraïbes. Ce sont justement les anglais qui vont donner le goût du madras aux riches américains venus en villégiature dans leurs lointaines colonies.
- Référence musicale 11 (en bas d'article) -
Encart publicitaire de presse Brooks Brothers en 1840 (Source : BL) -
Les chemises à carreaux en madras sont exposé dans les vitrines des plus luxueuses marques de vêtements, comme la maison Brooks Brothers fondée en 1818 à New York sous l’impulsion de monsieur Henry Sands Brooks (1772 / 1833). Agé de 45 ans lorsqu'il ouvre son magasin, Henry Sands Brooks n’a pas de qualifications particulières, juste le goût des belles matières.
•
Sa démarche est celle d'un artisan. Il entend ne fabriquer et ne vendre que des produits issus de matières nobles, d’en tirer un bénéfice honnête et de ne traiter qu’avec des personnes qui recherchent et apprécient ce type de produits. Dans sa toute première boutique à l’angle de Catharine & Cherry Street, non loin du port de New York, il va proposer des vêtements achetés en gros à différents négociants par son frère David .
•
Leur entreprise s'appelle tout d'abord H&D Brooks & Co, avant de devenir Brooks Brothers à la mort d’Henry en 1833. Malgré sa disparition, les affaires vont rester dans le giron familial. Ce sont ses quatre fils (Edward, Elisha, Daniel H. et John) qui vont prendre en main les affaires de la boutique, déjà fréquentée par la haute société.
Ces vêtements de haute qualité et de facture artisanale, ainsi que le confort des coupes, vont attirer une clientèle aisée, mais aussi beaucoup plus modeste financièrement. Parmi ces nombreux et prestigieux clients, il y avait le général Ulysses S. Grant (1822/1895), futur président des États-Unis, et le général Sherman (1820/1891), deux acteurs principaux de la terrible Guerre de Sécession (1861/1865).
•
De nos jours au XXIe siècle, la maison Brook Brothers perpétue toujours cette tradition de l'excellence vestimentaire. Il faut néanmoins souligner que les tissus utilisés de nos jours sont de moindres qualités, en comparaison au siècle dernier et les modèles de chemises en madras sont également plus rares à trouver de nos jours.
•
Pour les Mods, tout comme pour nos chers cousins Skinheads et Suedeheads, la maison Brook Brothers représente un modèle légendaire de chemise : la mythique "Button Down Shirt" à carreaux. Un modèle de chemise qui se veut plus décontractée, véritable emblème du nouveau style Sportswear inspirée des modèles de chemises des joueurs de polo.
- Référence musicale 12 (en bas d'article) -
- Encart publicitaire boutique Harry Fenton début des années 1960 (Source : BL) -
C'est lors d’un match de polo en Angleterre, que John E. Brooks, petit-fils du fondateur, remarque que les cols des joueurs avaient quelque chose de particulier : ils étaient boutonnés pour éviter qu’ils ne s’agitent avec le vent. Totalement séduit, il va adopter ce modèle pour la confection des modèles de chemises Button Down en tissus madras à carreaux de la maison Brook Brothers.
•
Ces nouveaux modèles de chemises à carreaux sont coupés avec des pointes de col boutonnées à leur extrémité. La forme, le roulé, et la longueur de col d'une chemise Button Down peut varier. Les Mods et Skinheads/Suedeheads ont une préférence pour les coupes bien ajustées, surtout pourvus de longueurs de cols conséquentes (au moins 3 pouces/7,5cm).
•
Ce modèle de chemise représente parfaitement le fameux style "Ivy League". Un style mettant en exergue une nouvelle élégance adoptée à travers le monde par les élites. Les photos d'Andy Warhol (1928/1987), ou encore du dandy Gianni Agnelli (1921/2003), portant de superbes chemises en madras sont devenues mythiques et vont largement contribuer à forger la renommée du style Ivy League.
Pour la petite histoire, la cape à brandebourgs que portait Franklin D. Roosevelt (182/1945) lors de la signature des accords à Yalta en 1945 sortait elle aussi des ateliers Brook Brothers. Au rayons des autres introductions de cette prestigieuse maison dans la mode, on doit aussi le modèle de chemise "No iron", qui comme son nom l'indique ne nécessite pas, ou très peu de repassage.
•
Dans ce registre des inventions, il faut aussi citer la cravate en soie intachable, lancée tout récemment. Pour le grand public, ce sont surtout ses superbes costumes qui font la véritable renommée de Brooks Brothers. Des costumes aux coupes impeccables reflétant un précieux et inimitable savoir faire artisanal.
•
Fer de lance de l'Ivy League Style, les boutiques de la maison Brooks Brothers sont toujours ouvertes au public de nos jours avec un imposant chiffre d’affaires de plus d'un milliard de dollars. Pourtant, il y à très peu de boutiques à travers le monde proposant ses produits ..apparemment encore très recherchés !
- Référence musicale 13 (en bas d'article) -
- Encart publicitaire Brooks Brothers circa 1950 (Source : BB) -
Après avoir été reconnu à travers le monde comme une étoffe d'exception, le madras est finalement devenu un tissu anodin pour le grand public. Désormais, on retrouve même le madras dans la décoration ou l'aménagement. Néanmoins, le madras demeure un tissu remarquable, une grande référence pour l'élégance vestimentaire.
♠
Notre authentique culture Mod, ainsi que celle de nos chers cousins Skinheads et Suedeheads, va faire de ce tissu en madras un éclatant modèle d'élégance vestimentaire. Un puissant héritage d'élégance vestimentaire qui perdure toujours en ce début de XXIe siècle !
Alexandre Saillide-Ulysse
75 M.N.S®
Sources :
- Jeffrey Banks et Doria de la Chapelle "Preppy : Cultiver le style Ivy"
éditions Rizzoli International Publications, Milano, 2011
- Michel Jeanguyot "Le coton au fil du temps"
éditions E&C Beaux Livres, Paris, 2008
- Giuseppe Scaraffia "Gli ultimi Dandies"
éditions Sellerio, Palermo, 2002
- F. Monneyron, "La Frivolité essentielle Du vêtement et de la mode"
éditions Presse Universitaire de France (PUF), Paris, 2001
- M.N Boutin-Arnaud et S. Tasmadjian, "Le Vêtement"
éditions Nathan, Paris, 1997
- B. Bailleux et N. Remaury, "Modes et vêtements",
éditions Gallimard, Paris, 1995.
- Jean-Louis Besson "Le Livre des costumes. La mode à travers les siècles", éditions Gallimard, Paris, 1986
- Alain Flusser "Clothes and the Man : The Principles of Fine Men's Dress", éditions Villard Books, London, 1985
- Christiane Garaud et Bernadette Sautreuil, "Technologie des tissus", éditions Robert, Paris, 1982
- S. Ishizu, T. Kurosu, H. Hasegawa (photos T. Hayashida) "Take Ivy"
éditions Fujingahosha, Tokyo, 1965
Références musicales :
- Sélection 1 : Larry Frazier "After Six"
Impulse Records (42-205) - 1962
- Sélection 2 : Johnny (Guitar) Watson "Cuttin' In"
King Recods (45-5579) - 1961
- Sélection 3 : Iris Bell Trio Featuring Buth Mills "Something Else"
Tramp Records (Germany TR-1023 / T 023) - 2010
- Sélection 4 : Silky Hargraves "Hurt By Love"
D-Town Records (1043) - 1965
- Sélection 5 : The Wailers "Rude Boy"
Coxsone Records (509) - 1965
- Sélection 6 : Thornton Sisters (Cuppy) "I Keep Forgettin Cuppy"
Cuppy Records (C-102) - 1965
- Sélection 7 : Dave Brubeck Quartet "Take Five"
Columbia Records (4-41479) - 1959
- Sélection 8 : Dizzy Reece "The Rake"
Blue Note Records (45-1759) - 1960
- Sélection 9 : Junior Wells "Tomorrow Night"
States Records (S-143) - 1954
- Sélection 10 : The Royal Jokers "You Came Along"
Fortune Records (560 / 915F-2067) - 1964
- Sélection 11 : The Heptones "Giddy Up"
Coxsone Records (CS 7075) - 1968
- Sélection 12 : Otis Rush "It Takes Time"
Cobra Records (5027) - 1958
- Sélection 13 : Ray Briant Combo "The Hucklebuck"
Phillips Records (EP FR /429.852 BE) - 1961
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 780 autres membres